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Et si j’écrivais une chanson ?

Arrivé à un âge qu’il considère comme relativement avancé, Bacchus est dégagé de bien des obligations professionnelles qui furent les siennes à travers ses multiples métiers. Il peut enfin souffler et prendre du recul. Il aime à dire à sa famille, ses amis, qu’il regarde dans le rétro pour enfin déposer la charge, bien lourde à porter. Telle la peste, les affres du passé restent bel et bien insinuées en lui. L’écriture peut être son vaccin.

La grande maison ancienne, faite de pierres, sur deux niveaux, située tout en haut du hameau de moyenne montagne, est le lieu idéal, calme, empreint de quiétude et propice à la sérénité nécessaire à l’exercice difficile de l’introversion. Un temps d’automne. Par la fenêtre il aperçoit la moyenne montagne tapissée de forêts. Tout au loin, bien plus loin, il devine le Mont-Blanc. Après s’être servi un café sans sucre, puis s’être habillé, premier geste habituel de cette journée ordinaire : nourrir les chats libres. Ils portent tous un nom, Mémère, Nékette, Gentille, Bignol, Noirette, Nozette… Il leur parle.

Pas possible d’être aussi gâteux mais comme ça fait plaisir.

Même s’il a toujours été habitué à travailler dans la solitude, Bacchus ressent toujours le même sentiment quand le soleil se lève : comment supporter le silence, assumer les éternelles réflexions métaphysiques ? Encore plus compliqué depuis qu’il s’est mis en tête de sortir de sa zone de confort en poursuivant l’aventure de l’écriture. D’autant plus que prendre la plume au petit matin, au sortir d’une nuit parsemée de rêves tous plus absurdes les uns que les autres, n’est pas pour faciliter sa créativité. Il se heurte à bien des culs-de-sac.

Comme tous les matins, il fait fi de ses états d’âme et applique le programme qu’il s’est fixé, comme une injonction à lui-même. Il aime l’autodiscipline, à la limite de la flagellation quelquefois.
Et c’est parti pour poursuivre sa quête commencée un an plus tôt : écrire son parcours de vie.

Son environnement est cosy, le même depuis qu’ils se sont établis dans le petit village vingt- cinq ans plutôt. Une table d’école, une chaise ancienne en bois et osier, sur le mur juste devant, anarchiquement fixés sur un tableau, des tickets de concerts de jazz, la première plaquette de pub de sa boîte de multimédia au siècle dernier, toutes ses cartes de visite, une photo avec sa fille, dans les vagues, à l’île d’Oléron, des plaques minéralogiques du Québec où réside leur aîné, un cliché de leur deuxième fils sur le podium du marathon de Lyon. Plus haut, une reproduction d’une photo de la Croix-Rousse où leurs enfants sont nés.

Une fois le moment délicat des atermoiements matinaux passés, la plume opère sous la conduite du cerveau qui se met lentement mais sûrement en branle, comme un train à vapeur quittant la gare dans un film en noir et blanc. Il aime bien l’idée de se hâter lentement. De temps en temps, une réflexion vient intempestivement interrompre l’écriture.

– Clavier ou stylo ? Bon, là c’est le clavier, mais je sais très bien qu’écrire au stylo produirait un texte pas vraiment identique, par sa fluidité, le choix des mots, peut-être plus authentique. Mais j’ai la paresse d’avoir à recopier sur l’ordi, et puis j’écris comme un cochon, alors je n’arriverai pas à me relire.

Il est conscient que c’est une mauvaise excuse. D’ailleurs, il ira se payer un vrai stylo, ou se le fera offrir. Un Mont-Blanc peut-être ? Ça décuplera son imagination et structurera autrement sa pensée. Ado au Japon, il avait suivi des cours de calligraphie. Il aimait coucher les idéogrammes sur le noble papier, ça le relaxait. L’heure tourne, il ne la voit pas passer. Il adore ces moments d’intense cogitation où le temps se fige, comme un arrêt sur image.

Bacchus sauvegarde ses écrits du jour alors que le soleil, après en avoir décousu avec les nuages, sort vainqueur de la joute. Il est l’heure d’aller courir. Toujours plus… Qu’il vente, qu’il neige, dans le froid ou la chaleur, c’est sa façon de rester bien vivant, de se régénérer mentalement pour aisément trouver les ressources créatives. Il a parcouru l’équivalent d’un tour de monde, il a couru le monde, il dit que c’est le plus beau des sports. On lui demande souvent à quoi il pense quand il court, à quoi ça sert de courir…

– J’en bave et me fais violence plus souvent que je ne peux ressentir le plaisir procuré par les endorphines, celles qui font planer, au propre mais surtout au figuré. C’est dans ces moments que je trouve les solutions, que les idées jaillissent.

Il a coutume de dire que la course à pied lui a sauvé la vie, par l’énergie mentale qu’elle stocke et libère, en même temps qu’elle a failli la lui prendre, un jour de mai 2015, quand il fut fauché par une voiture… en courant. Il dit souvent en rigolant qu’il courra jusqu’au dernier jour.

Sous la douche salvatrice, il se souvient de cette idée sur la façon de traiter ce moment tragique où il fut contraint de déposer le bilan de sa petite entreprise. Il se rend compte de la difficulté de ce travail de mémoire.

C’est le déjeuner, au moment pile du sacro-saint jeu des mille euros, occupé simultanément à lire Courrier International en diagonale. Voici 35 ans qu’il est abonné. Sa quasi seule lecture jusqu’à présent avec des vieux numéros de « Hara-Kiri, le journal bête et méchant » des années soixante-dix, seul héritage de son père. Il a pris la résolution de lire, des livres. Il n’est jamais trop tard. Bacchus descend d’une grand-mère écrivain et de parents lettrés lui ayant interdit d’envisager une carrière de journaliste, indicible frustration.

Pour ne pas oublier cette promesse, quelques bouquins à côté de lui. Haruki Murakami, Dino Buzzati, Dominique Rolin, sa grand-mère. Son rêve : pouvoir un jour écrire sur sa carte de visite : « Profession Romancier ».
Il sait maintenant que, tout comme on ne progresse pas en course à pied si on ne fait pas des fractionnés, tout comme on ne progresse pas à la guitare si on ne travaille pas rigoureusement, on ne peut décemment s’afficher comme un auteur, aussi humble et modeste fut-il, si on n’ingurgite pas une dose minimale de livres.

Après-midi. Sieste courte dans le petit canapé jouxtant le QG en compagnie de Kamou le chat. Il ne sort jamais, contrairement à Neko son pote, toujours par monts et par vaux. Il aime ma présence et pense que c’est réciproque. Gâteux, il est, gâteux il assume.
Activités du logis à suivre, excellent pour le repos mental, ne penser à rien : passer l’aspirateur, vider le lave-vaisselle, chercher du bois dans la cave pour charger le poêle…

Le crépuscule, l’heure de boire une bière, de fumer une cigarette dans le jardin en admirant le ciel, pleine lune ce soir. Un avion à basse altitude. Sans doute en provenance de Genève et sur le point d’atterrir à Lyon. Une façon pour Bacchus de voyager et d’exhumer les souvenirs d’un passé lointain qui l’a vu parcourir le monde. Il a été si longtemps hors sol… Le voici maintenant bien enraciné. Le couvert est dressé, le feu incandescent, le chat Kamou se love devant jusqu’à se transformer en radiateur. Soudain, la porte s’ouvre, Bacchus sursaute. C’est sa chère et tendre, Dominique, elle a fini sa journée de psychomotricienne. Et c’est parti pour un échange à bâtons rompus sur les journées de l’un et l’autre. A l’étage, un bruit de cavalcade, c’est Neko qui revient de vadrouille en passant par la chatière.

Sa journée se termine dans le séjour. La TV y prend une place moindre que ses guitares, sa chaîne hi-fi, ses centaines de vinyles et CD. On le surnomme « l’homme derrière les guitares ». Ce soir, Bacchus va jeter son dévolu sur la gratte classique pour jouer une chanson, ou alors improviser.

– Je trouve une véritable proximité entre l’écriture et la musique et je tâche de plus en plus d’articuler les pratiques des deux au quotidien. Elles se nourrissent l’une de l’autre. Et si j’écrivais une chanson ?

Avant d’aller se coucher, il s’écoute Money de Pink Floyd. Avec ça, il est assuré de voir plein de tiroirs-caisses cette nuit.

Demain sera une nouvelle journée de plaisirs.

Auteur

echaume@bugey-internet.fr