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Baptême du feu

Dimanche 20 septembre 1987, Parc de la Tête d’Or, le soleil encore bas dessine sur la surface plane du lac les reflets subtils des couleurs du jour naissant inspirés par les orangers, les cyprès et le séquoia géant. Pas un souffle de vent, la température est douce. On distingue au loin les cygnes regroupés, d’habitude on les voit se balader ici et là, ils ont dû pressentir quelque chose à la vue d’un zodiac, pas habituel.
Six cent cinquante bipèdes se dirigent vers l’entrée du tunnel menant à l’ile du souvenir pour se positionner sur un front étroit de quelques dizaines de mètres, tous affublés à l’identique : du bas vers le haut, maillot de bain, lunettes de natation, bonnet de bain portant le numéro du pingouin inscrit au feutre, le même numéro tatoué sur les bras et les jambes.
Le départ du 3e triathlon de Lyon version courte est imminent, au menu 700 mètres de natation, 20 km de vélo, 5 km de course à pied. L’épreuve longue distance est partie à l’aube, les cadors sont encore loin d’en avoir fini, je les vois comme des héros. Un an auparavant, assis à la terrasse du Grand Café de la Soierie, une bonne bière, du soleil, je suis plongé dans Triathlète Magazine. Mais c’est dingue ces types capables d’enchainer 4 km à la nage, 180 à vélo pour finir par un marathon. C’est l’époque des pionniers d’une discipline créée en 1979 après un pari. Mark Allen, Dave Scott et consorts capables de boucler le mythique Iron Man d’Hawaï en 8 h00 avec un marathon couru en 2 h 45 sous un soleil de plomb. Je bois une seconde bière et me prends à rêver d’en faire un. Un petit déjà, pour commencer, un « triathlon pour tous ». Je suis bon nageur, enfin je dois avoir quelques restes en étant capable de nager 1 500 mètres en 25 minutes, ayant été jeté à l’eau à quatre ans à Saïgon, j’étais le plus jeune nageur de la future Hô Chi Minh-Ville, avalant le bassin de 33 mètres en 33 secondes,  6km/h. Par contre, et c’est le hic, je n’ai jamais vraiment fait de vélo. Pour ce qui est de courir, c’est mieux : je cavale plus ou moins régulièrement autour du Parc, les 3,8 km en 15 minutes. Et puis, j’ai dans un coin bien caché de ma tête le rêve d’un jour courir celle que j’appelle la plus belle des distances, le marathon.

Je me suis placé sur la deuxième ligne, c’est une erreur. Personne n’en mène large, nous allons tous au feu, nous le savons. Pan, c’est parti. C’est l’enfer, je suis dans un lave-linge, programme essorage. Je coule, ma montre est arrachée, je rattrape au dernier moment mon maillot de bain prêt à se faire la malle, par chance mes lunettes sont toujours en place, c’est pas la tasse que je bois mais le bol, nous sommes les uns sur les autres nous mettant des coups. Ça se calme enfin, obligé de brasser pour reprendre mon souffle et nager le crawl en respiration à deux temps, le cœur à 170 pulsations/minute. Direction la Porte des Enfants du Rhône, contourner la bouée et tout schuss vers l’ile du vélodrome, puis à l’entrée du petit canal la contournant, non signalée, une pierre qui effleure la surface de l’eau. Ça ne loupe pas, je m’y arrache le genou droit (c’est souvent lui qui morfle). Aille, je verrai bien l’étendue des dégâts plus tard. Sortie de l’eau, je dois être dans les cent premiers, enfin je n’en sais rien, j’arrive à sourire aux photographes, c’est que ça va. Cent mètres à courir sur le tapis marqué du sponsor « FNAC Sport » pour rejoindre le parc à vélo en avalant une canette d’Isostar. Le genou est amoché, ça saigne mais ça fera vraiment plus tard. Le mien, on me l’a prêté, il fait pâle figure à côté des montures dotées des dernières technos. Je saute dans mon short au look « Hawaï », enfile un débardeur blanc, mes Nike Air avec scratch dernier cri, même pas de cale-pied, sans oublier le casque à boudins rouge et noir. Quel blaireau je fais. Même pas le temps de sécher que me voici dans la première difficulté : la longue montée des Soldats menant à Caluire où je me fais avaler tout cru par nombre de coureurs. Ils ont la « socquette légère ». C’est démoralisant. Quarante cinq minutes plus tard, je suis de retour dans le parc à vélo, j’ai dû rouler à 27 km/h et me faire doubler une centaine de fois. Pas grave et pas de temps à perdre dans la transition, j’ai bien mémorisé mon emplacement. Mon sprint à l’entrée du parc pour faire belle figure ont fini de tétaniser les muscles gorgés d’acide lactique. Et les jambes de se demander si je ne suis pas devenu fou quand je prends la station debout : au début elles sont récalcitrantes mais rentrent vite dans le rang pour nous emmener à un bon 14-15 km/h sur un aller-retour le long du Rhône. Je suis en joie, je reprends plein de monde et puis voilà, c’est déjà l’arrivée. 150e en 1 h 26. Je me retrouve le lendemain au Grand Café de la Soierie pour arroser cette première avec mon pote Pierrot, c’était aussi son baptême du feu.

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