Extrait Hors Sol



Décembre 2006, hameau de Blanaz, Saint-Rambert-en-Bugey dans l’Ain.
Je suis au fond du trou professionnellement. Ma petite entreprise d’e-learning est à nouveau au bord du gouffre. J’ai invité Christian, mon mentor professionnel. Je lui dis en blaguant : tu sais, j’écrirais bien un bouquin, il s’intitulerait quelque chose comme « L’art et la manière de planter sa boîte ! ». Ni une ni deux, Christian me prend au mot. Considérant ma vie pas banale, il me suggère d’en écrire le carnet. Je suis dubitatif : non seulement je ne sais pas écrire, mais encore, je peine à imaginer que mon histoire puisse intéresser qui que ce soit. Avide de défis insensés, je lui dis « OK ! ». Il me met en relation avec Cécile Fraboul, auteure et écrivaine nantaise, qui m’interviewe pendant des heures pour recueillir mes récits et en faire la retranscription. Je ne suis néanmoins pas mûr pour poursuivre l’aventure, trop d’épreuves, trop d’émotions…
Décembre 2019, me voici sur la ligne de départ avec l’objectif d’écrire mes 20 premières années. C’est chose faite, je suis heureux.

                                               Manu, Blanaz le 27 août 2020

Km 35

Dimanche 22 avril 2018, 35e kilomètre du marathon d’Annecy. Le soleil est à son zénith, l’heure n’est plus à déguster des yeux le magnifique décor naturel du lac éponyme blotti entre les montagnes. Il fait très chaud, je suis déshydraté. C’est le « mur », moment redouté de tous les marathoniens. Seuls ceux qui ont passé cette épreuve savent. Ma vitesse chute soudainement, mes jambes se dérobent, elles n’en font qu’à leur tête. Oublié le chrono visé, objectif obsessionnel, Graal dérisoire. Maintenant, il faut simplement rallier l’arrivée. Je ne tiens plus debout, je tangue. Après avoir versé toutes les larmes de mon corps, la tête reprend le dessus et je viens à nouveau à bout de la plus belle des distances, trente ans après la première à Lyon, en 1989. J’avais trente ans. Le mur du marathon, cette apocalypse physique et mentale, vous transportant dans un autre monde.
Je suis hors sol.

Avant ce chemin de croix, j’ai pu vagabonder par la pensée et les souvenirs au gré des kilomètres de bonheur, de lévitation. C’est le Japon qui me revient d’abord en mémoire. Oui, de 1968 à 1972, il y a eu le Japon, mais il y a eu avant la Tunisie et le Vietnam, et il y aura ensuite l’Éthiopie, l’Égypte et puis… Le cauchemar d’un jeune homme contraint de rejoindre un pays étranger, la France. Bientôt soixante ans, je reviens de tellement loin… Les souvenirs de ces épreuves qui ont fait l’homme, le mari, le père que je suis, émergent un par un au prix d’un difficile travail de mémoire. J’éprouve le besoin de déposer la charge d’un passé qui a fait de moi un étranger dans mon propre pays.
Je suis hors sol.


Emmanuel Marie

Notre père, Gérard Chaume, né en 1933, est l’aîné d’une famille de trois enfants. Il fait des études brillantes : « Langues O », l’INALCO, l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales, agrégation de philosophie. Fils de Théophile et Marie-Louise, nom de jeune fille Raymond, commerçants à Meaux, Seine et Marne. C’est le chouchou de sa maman.

Notre mère, Christine Chaume, nom de jeune fille Mottard, est née à Bruxelles en 1938. Elle est la fille de Dominique Rolin, écrivaine de renom très tôt installée à Paris. Elle a notamment obtenu le prix Femina 1 952. C’est l’époque du Nouveau Roman, mouvement littéraire apparu au milieu du XXe siècle. Le père biologique de Christine disparaîtra très tôt. Elle est élevée par sa grand-mère à Bruxelles et viendra faire ses études de lettres à Paris. Son père spirituel, Bernard Milleret, le compagnon de Dominique Rolin, dessinateur et sculpteur, décédera prématurément en 1957 à Villiers-sur-Morin en Seine-et-Marne dans une maison de charme, à deux pas de Paris. Christine adolescente y est heureuse. Elle y peint ses premières toiles. Étudiante, elle flirte avec Lionel Jospin avant de rencontrer Gérard Chaume. Il est nommé coopérant militaire à Sfax en Tunisie en 1958. Il ne porte pas l’uniforme, il s’occupe d’enseigner et de former les autochtones.
Le pays a gagné son indépendance trois ans plus tôt. Mes parents s’y rendent en Renault Dauphine. La voiture la plus vendue en France. Direction la botte italienne et la Sicile pour embarquer sur le ferry et ensuite accoster à Tunis, dernier arrêt à Sfax dans le grand sud tunisien. 18 janvier 1959, me voilà, Emmanuel Marie. J’ai évité Bacchus, ma mère a refusé. Bacchus, le dieu du vin, la religion de notre père avec la Gauloise toujours scotchée à la commissure des lèvres.

Le Vietnam : le petit garçon et la guerre

Nous arrivons en 1962 au Vietnam, pour nous installer à Dalat, petite ville du centre du pays. Mon père y enseigne alors que ma mère attend ma petite sœur Lise après avoir accouché de Florence deux ans auparavant.
Florence succombe à l’âge de deux ans et demi d’une infection foudroyante quelques jours avant la naissance de Lise. J’ai trois ans, trop jeune pour me souvenir et comprendre. Les conditions d’hygiène déplorables d’alors sont la cause de cette tragédie. Maman ne nous l’apprendra que bien plus tard à l’occasion d’une visite au cimetière familial à Melun, sur la tombe de notre sœur…
Saïgon, 1968, c’est la guerre civile… Les bombes explosent dans la capitale, les balles perdues fusent. Le couvre-feu interdit de pointer son nez dès la nuit tombée. Une roquette tombe dans la rue du quartier résidentiel où nous habitons laissant un cratère béant que ma petite sœur et moi nous empressons d’aller observer une fois le soleil levé.
Dans la cour de la maison coloniale, nous jouons. Soudain ma petite sœur se lève et va se plaindre à notre mère en pleurant, je me fais copieusement engueuler. En fait, elle a reçu une balle perdue sur un doigt, seulement… Un miracle… Le sang coule, mais rien de grave. Nous sommes sur le toit de l’hôtel Caravelle, le bâtiment le plus haut de la ville. J’observe le ballet des jets américains qui pilonnent les positions Viêt-Cong dans la lointaine banlieue de Cholon. Notre père, féru de photos, intrépide et inconscient, nargue le couvre-feu pour aller shooter les combats. Il va ensuite vendre ses négatifs aux agences de presse, AFP, Reuter, Associated Press… C’est pour lui un hobby : sa place officielle est à la direction du centre culturel français, haut lieu du colonialisme et de l’hégémonie gauloise. Les clichés qu’il rapporte ne nous choquent pas tellement l’anormalité est devenue la normalité : une jeep Willis, deux GI sans vie la tête affalée sur le capot, pare-brise brisé, dans une rue fantôme… Un pied coupé au niveau du talon, tout seul, posé comme ça, sur une avenue.

Il était inspiré par les nombreux grands reporters qui passaient à la maison avant d’aller rejoindre le front, et pour certains, ne jamais en revenir… L’âge d’or de ces héros du journalisme transmettant leurs « papiers » par télex. Gilles Caron, étoile du photojournalisme, est de ceux-là, disparu prématurément à l’âge de trente ans sur le front cambodgien en 1969, après avoir immortalisé mai 1968, la guerre israélo-arabe de 67… Il était passé à la maison.

Il était inspiré par les jeunes GI qui nous rendaient visite avant de partir au front, et pour beaucoup, sans jamais en revenir. C’est la guerre, l’horreur, les bombes au napalm éradiquant toute trace de vie dans les villages suspectés de cacher le Viet Minh. Au même moment, Jimmy Hendrix fait pleurer de toutes ses larmes le National Anthem of America au petit matin pluvieux et glauque d’un coin paumé de l’État de New York dans une boue piétinée toute la nuit par les beatniks gavés de toutes les drogues possibles. Woodstock, le plus grand moment de l’histoire de la musique populaire…

L’image de l’exécution sommaire d’un prisonnier nord-vietnamien par le chef de la police le 1er février 1968 à Saïgon me glace d’effroi et marque les esprits de l’époque. En pleine guerre du Vietnam, elle suscite l’indignation, galvanise les mouvements pacifistes en éveillant les consciences. Cette photo vaudra à son auteur Eddie Adams le prestigieux prix Pulitzer, en 1969. Plus tard, les films Apocalypse now et Voyage au bout de l’enfer témoigneront de façon tellement réaliste de l’indicible.
Nous nous rendons régulièrement au Cap Saint-Jacques, lieu de villégiature des colons. Les vagues de la mer de Chine déferlant sur la plage de sable fin font notre bonheur. Mon père me prend sur ses genoux dans la « 4 1 », la Renault 4, voiture la plus vendue en France. La nôtre a le volant à droite. On roule à gauche dans le pays. Sur la plage, je tourne le volant, je suis heureux. De retour du Cap, mon père dépasse dangereusement un véhicule militaire. Nous manquons de sortir de la route. Et puis, un pont à sens unique… nous devons nous arrêter. Le camion kaki s’immobilise derrière la frêle 4 1 dans un crissement de frein. Le conducteur sort de son véhicule et vient coller son pistolet sur la tempe de notre père, dans un regard froid et déterminé. Nous sommes terrifiés. Il n’appuiera pas sur la gâchette : une simple intimidation pour signifier au colonialiste qu’il n’est pas en terre conquise.

Voilà, c’est notre quotidien. Pour ce qui est de l’ordinaire, nous allons à l’école primaire… Je n’ai pas beaucoup de souvenirs de ces six années, de 1962 à 1968, si ce n’est que je nageais les 33 mètres de la piscine en… 33 secondes, je crois avoir été désigné comme le plus jeune nageur saïgonnais. Nous parlons le vietnamien grâce à la « bonne » qui nous l’apprend, elle qui ne parle pas le français et qui passe beaucoup de temps avec nous. La « bonne », c’est comme ça qu’on nommait avec condescendance les domestiques.

Les BD… Je suis heureux de compter jusqu’à quatre cents BD dans ma bibliothèque. Tintin, Astérix, Spirou et Fantasio, Lucky Luke, je suis abonné à Pif Gadget. J’en ai encore des étoiles dans les yeux. Maintenant, je contemple régulièrement ma discothèque faite de centaines de cassettes, de vinyles, de CD… Que de trésors !
La TV… En noir et blanc, écran « large » 36 cm. À l’époque, les Américains sont les seuls pourvoyeurs de séries. Flipper le dauphin et son inimitable cri, se trémoussant à la surface toujours prêt à aller sauver un humain en détresse… Rintintin le brave et héroïque berger allemand qui, pendant la guerre de Sécession, avec son maître le jeune Rusty résout tous les problèmes. Il y a également Mission Impossible dont le générique a marqué bien des générations.

La découverte d’un pays étranger : la France

La famille rentre tous les deux ans en France, en Boeing 707. Le voyage est long, je me souviens du survol de l’Alaska au soleil levant, magique. Les passagers sont choyés avec force champagne, foie gras, fumer est autorisé. Lise et moi sommes gâtés avec des jouets. Nous nous délectons des plateaux-repas à nul autre pareil, préfigurant la bonne bouffe bien française dont nous ignorons tout.
Nous sommes accueillis par nos grands-parents paternels, commerçants à Meaux, la capitale de la Brie et du brie (le fromage), pas loin de Paris. Padous (prononcer Padousse), notre grand-père, vient nous chercher à l’aéroport d’Orly au volant de sa Peugeot 404 blanche. Roissy Charles de Gaulle est en construction.
Nous passons d’agréables moments dans le magasin Chaume, 40 avenue du Général Leclerc. Tout l’immeuble appartient à nos grands-parents. Au rez-de-chaussée, le magasin de « liste de mariage », concept depuis en désuétude : de la porcelaine de Limoges, des luminaires somptueux, des cendriers sur pied, du cristal baccarat, des couverts en argent Christofle, tous les symboles mondialement connus du luxe à la française. Le personnel est pléthorique. Au premier étage se trouve l’appartement, les autres étages sont loués. La partie arrière du bâtiment fait office de réserve avec un vieux monte-charge desservant les étages. Elle est séparée du corps principal par un parking pavé où sont garés la Peugeot 404 et le Tube Citroën avec lequel Padous va régulièrement s’approvisionner à Paris en empruntant la nationale 3. Je l’accompagne parfois.

Ces séjours chez nos grands-parents sont l’occasion pour Lise et moi de respirer un peu en regardant Bonne nuit les petits avec l’ours Colargol, le Tour de France, et d’aller manger des glaces et des hot-dogs/frites offerts par Mamitou. Nous allons au cinéma de temps en temps. L’ouvreuse nous place, Padous lui donne une pièce. À l’entracte, elle réapparaît avec un panier de glaces et friandises. Le bonheur. À l’époque les supermarchés n’existent pas encore. On trouvait des télévisions et postes de radio chez Vautrin, des bouquins à la librairie Mériguet. Tous les commerçants se connaissaient et formaient une grande famille, avenue du Général Leclerc. J’économisais précieusement pour aller jeter mon dévolu sur les voitures miniatures d’un magasin de jouets qui m’apparaissaient comme magiques. La visite du Salon de l’auto 1968, porte de Versailles me laissera un souvenir impérissable. C’est l’année de la sortie de la Renault 6. Avec elle, je ferai l’aller-retour Paris-Venise douze ans plus tard.

1er exil

Saïgon, janvier 1968, l’offensive du Têt – la fête nationale – va prendre par surprise les forces américaines, tandis que les manifestations se font de plus en plus nombreuses et véhémentes aux USA. C’est le phénomène de masse du flower power des hippies : drogues, libération sexuelle, rock et autres musiques psychédéliques, Grateful Dead, Santana, Jefferson Airplane…

La situation devient trop dangereuse et nous voici embarqués à vitesse grand V plus tôt que prévu sur un vol UTA, direction l’Italie, Turin. Destination finale la France. Nous quittons donc le Vietnam vers la fin de la saison sèche, en mai ou juin. Pourquoi Turin ? Notre père est féru de voitures. Il s’agit d’aller prendre livraison de la Fiat 124 sport coupé récemment commandée, élue plus belle voiture de l’année 1967. 4 vitesses, 90 CV, 170 km/h, freins à disque, double arbre à cames en tête SVP, compteurs Veglia avec manomètre d’huile sur bois plaqué, sièges en simili cuir galbé, confort spartiate à l’arrière. Un jour, la Fiat est garée dans un parking à Venise. Notre vaporetto fend les flots du Canal Grande. À notre retour, tout ce qu’il y avait à l’intérieur est subtilisé, y compris mes chères petites voitures miniatures bien en vue sur la lunette arrière. Un véritable traumatisme pour le petit bonhomme de neuf ans.

J’ai quelques rares autres souvenirs furtifs de cette période, et notamment ce voyage de retour vers la France pour les vacances d’été 1966 : l’atterrissage sur l’aéroport de Katmandou, l’un des plus dangereux du monde. Les hippies n’avaient pas encore investi la ville. Et puis, ce lever de soleil, extraordinaire, sur l’Annapurna. Ou encore cet autre atterrissage périlleux du Boeing 707 de la Panam (la compagnie américaine du moment) à Calcutta, sous des trombes d’eau sur une piste inondée. La misère dans cette même ville, les humains survivant comme des rats dans des égouts larges comme un pipeline… Et le meilleur tandoori du monde à Bangkok à l’occasion d’un stop-over, c’est comme ça qu’on appelait les escales.

Mes souvenirs sont enfouis, déniés, fugaces, irréels, formant un inéluctable discontinuum de vie que j’essaie de remettre en ordre en écrivant ces lignes. Sans doute étais-je soulagé de quitter ce quotidien infernal nourri par les engueulades familiales et la guerre avec ses tirs de mortier et de roquettes, ses attentats à deux pas de la maison. Retour d’un voyage au bout de l’enfer…

Nous rejoignons Meaux pour l’été 68 dans l’attente d’une nouvelle destination.

Mon père arpente les couloirs du « Quai d’Orsay », le ministère des Affaires étrangères, dans le but d’accomplir ce qui était sans doute un rêve : être nommé au Japon. Il est de rigueur de faire ronds de jambe et autres salamalecs pour persuader les décideurs qu’on est bien le candidat idéal.

@ suivre dans le livre