Prologue – Le 251e
Fin janvier 1981, je me retrouve comme une âme en peine sur le quai de la gare de Lyon-Perrache. Je viens juste de retrouver Dominique, ma bien aimée rencontrée quelques mois auparavant en Grèce, qu’il me faut à nouveau larguer les amarres pour une destination qui me terrifie. Et pourtant j’en ai vu d’autres. Même pas deux mois que je suis arrivé, sans prévenir, le 8 décembre, en quête d’un port d’attache, ma vie ayant toujours été jusque-là faite de déracinements et de navigations erratiques.
Domi m’avait ouvert la porte du petit logement rudimentaire au dernier étage de cet immeuble de la Croix Rousse, au bas des pentes entre Rhône et Saône, et j’avais été pour la première fois de ma vie envahi par un sentiment indescriptible. Moi, l’éternel apatride, il me semblait avoir trouvé où m’enraciner, mais je ne me l’expliquais pas. Ce n’est que bien plus tard, avec le recul de ce qu’on appelle la sagesse, que j’ai conscientisé ce moment de césure de vie. Je m’étais demandé, lors de nos retrouvailles, comment j’allais pouvoir me projeter dans le long terme alors que je n’avais jamais envisagé que le futur proche. Et là, j’étais bien au pied du mur, acculé à devoir répondre à cette question et à ne surtout pas l’occulter.
Se projeter, faire des projets, c’est sans doute mon inconscient qui est à l’œuvre pour tenter d’enfin trouver le chemin, alors que le vent glacial s’engouffre dans la gare sous un ciel bleu tranchant avec le moral que je ne pouvais qu’avoir en berne. Trois jours, il m’a fallu trois jours pour monter dans ce fichu train pour rejoindre Paris gare de Lyon, correspondance gare de l’Est pour Cambrai dans le nord, chez les Ch’tis. La sœur de Domi, la Christ, m’avait coupé les cheveux quelques jours plus tôt, c’était dans le modeste appartement de la route de Lyon à Mâcon, où sa famille habite. Là où je vais, mieux vaut éviter de s’afficher avec une tronche de baba cool, ne pas paraître rebelle. Elle est avec moi sur le quai, elle m’aide à monter dans le train pour cette lugubre destination. Je la reverrai au mieux dans deux semaines à l’occasion de la première permission, puis ce sera douze mois de service militaire dans cette base aérienne pour servir la Nation. Mais quelle nation ?
J’ai l’esprit ailleurs, mes racines sont éparpillées autour du monde, je ne comprends pas ce qu’on me demande, ça me semble tellement absurde. Et puis, j’ai peur. Peur de l’autre, peur de faire remonter les souvenirs de la guerre, peur des moqueries de ceux dont j’imagine bien que je serai la cible. Je ne connais pas la France, encore un pays étranger. C’est plus fort que moi, j’ai peur et j’appréhende. Un long baiser, puis nous nous quittons sans savoir quand nous nous reparlerons. Elle n’a pas le téléphone, sa maman à Mâcon non plus. Si j’avais emprunté tous les modes de transport possibles autour du monde, c’est la première fois que je me déplaçais en train dans ce pays qui n’était pas le mien. Je vois défiler des paysages inconnus, la Saône et Loire, la Bourgogne, l’arrêt à Dijon, là où elle a fait ses études de psychologie.
Je broie du noir, mon regard est embué, le décor qui défile est chargé d’anxiété et les larmes finissent vite de couler, le puits des sentiments s’est asséché. Je canalise mon énergie sur la négociation de l’objectif qui me pend au nez : affronter cette étape avec toute la lucidité et toute la force qui s’imposent. C’est comme si les rigoles lacrymales m’avaient emmené dans une autre dimension, comme cela avait souvent été le cas quand le vent se levait. Après douze heures de ce lancinant voyage, sas de transition à l’assaut de cette nouvelle dimension, le train me dépose en gare de Cambrai, il fait nuit, il est tard. Me voici à pied d’œuvre. « Ne t’écroule pas, tu as eu droit à un aller simple gratuit, pas mal non ? Ça va aller, sois fort ». Un bus m’emmène à destination par les artères désertes jalonnées de maisons en brique, à la découverte d’une autre pauvreté que celles que j’avais côtoyées autour du monde, aux portes de la capitale de la bêtise. Les Bêtises de Cambrai, ces bonbons durs, mentholés et rafraichissants, avec un liseré orange au milieu sur la longueur. L’heure n’est pas à les mâcher…
Base aérienne 103 de Cambrai-Epinoy. L’impression d’entrer dans une place forte, construite pendant la guerre en 1917, s’étendant sur des hectares, une piste de 2,5 km en béton. Je serais arrivé à l’heure le jour J, j’aurais été parmi les 250 enrôlés à effectuer le circuit « arrivée », le cérémonial d’intronisation faisant passer chaque mec de l’état de simple gueux à celui de bidasse, transformant les êtres singuliers venant de toute part, de tous les milieux, en zombies affublés d’un rugueux textile kaki dont j’imagine qu’il doit piquer le cou.
Ce circuit, je m’apprête à le faire, seul, et je me vois déjà monter la garde la nuit par -5 °C dans la cambrousse pour prévenir l’attaque d’un ennemi imaginaire en observant scrupuleusement les ordres de la hiérarchie. « Chef, oui Chef ! ». Après avoir montré patte blanche au garde, je suis d’entrée orienté vers une petite salle glauque aux lumières blafardes. C’est le « salon de coiffure », toujours ouvert malgré l’heure tardive. Je dois être le dernier « client », il y a deux trois gars dont l’un m’invite, façon de parler, à prendre place pour la tonte. J’obtempère et me hasarde à une question : «Ils sont encore trop longs ». Des rires narquois déferlent : « hé petit gars, tu t’crois où ??? On n’est pas au Club Med ici. Haha… ». Dans le miroir, ma tronche dépitée et les bœufs derrière. Je n’aime pas cette idée de les considérer comme tel, j’imagine que l’uniforme qu’ils ont chacun endossé les a de personnifiés.
Mon parrain François m’avait pistonné pour que je rejoigne l’armée de l’air, autrement plus prestigieuse que l’armée de terre disait-on. J’avais dû effectuer les « trois jours », le rite de la sélection pour être appelé sous les drapeaux, en réalité un jour et demi. C’était au Château de Vincennes à Paris un an plus tôt. J’avais compris que je faisais partie de la classe sociale « supérieure » quand, tentant en vain de me faire réformer, on m’avait laissé entendre que j’avais le talent, si je puis dire, pour devenir officier. Moi, le cancre, le roi du manque de confiance, celui que mon père avait trop souvent mis plus bas que terre. Les « trois jours » ont été longtemps, jusqu’à la dissolution de la conscription en 1997, le moyen d’estimer l’illettrisme.
La première nuit, je la passe à l’infirmerie. On ne doit pas savoir où mettre le 251e de ce contingent. Un tout petit bâtiment sans étage, isolé dans la nature, un grand couloir mène au petit réfectoire. Une dizaine de chambres double ou triple, certainement un palace comparé aux dortoirs ailleurs sur la base. Une cabine téléphonique juste dehors. Il va me falloir faire le plein de pièces de vingt centimes si je veux entrer en contact avec le monde extérieur. Mais c’est vain, je n’ai aucun numéro, simplement imaginer que je peux communiquer avec elle par la pensée. Père et mère sont encore en Égypte avec ma sœur Lise. Ils m’ont depuis six mois coupé les vivres et le ressentiment à leur égard qu’y m’anime quand j’écris ces lignes est toujours aussi puissant. Mes grands-parents, commerçants à Meaux en Seine et Marne, sont les seules personnes de ma famille m’accordant un peu d’importance et, comme ils le démontreront plus tard, de soutien.
Cette infirmerie, un véritable havre de paix. Je me pose et trouve sans problème le sommeil après m’être préparé mentalement au lendemain. Je ne sais plus si j’étais seul. La phase essentielle du circuit « arrivée », c’est, après être passé chez le coiffeur, s’habiller. Ça se passe dans un petit baraquement morne, un dédale d’allées. On se croirait dans un souk d’Alexandrie, mais sans les odeurs, sans la gouaille des vendeurs, sans les aspérités propres au marché aux puces. Je dois délirer. J’enfile une par une chaque fringue et je dis en rigolant au type responsable de l’essayage qui a le devoir de me saper comme il se doit, sinon il peut lui en coûter : « De toute façon, je ne les mettrai pas ». Et je m’abstiens de lui dire « Parce que j’aime pas quand ça pique ». Il ne sourit pas, il semble triste, sans doute est-il déjà déshumanisé… Dans la foulée, c’est la visite médicale. Je suis reçu par le médecin le plus empathique qui soit. Je lui explique mon désarroi, je lui dis que je ne simule pas et que je suis désarmé, déboussolé. Il me croit et me répond : « Revenez me voir plus tard, si ça ne va pas, on verra ». Je ressors requinqué, enfin, le mot est peut-être un peu fort… Le soleil brille toujours.
Je raccroche les wagons du circuit « arrivée » en assistant avec les 250 appelés au discours du colonel de la base dans un amphi. J’étais allé voir à Paris Apocalypse now et Voyage au bout de l’enfer, films exorcisant les traumatismes de la guerre du Vietnam. Le « colon » a dû faire la guerre d’Indochine. Ses mots me glacent quand il explique, l’air martial, que quiconque oserait défaillir aurait affaire à lui de la façon la plus impitoyable. À ce moment précis, je revois cette photo, publiée en une du New York Times de l’exécution d’un vietcong mis en joue par le chef de la police saïgonnaise en 1968. Juste avant le tir, l’effroi dans les yeux de la victime, la barbarie dans ceux de l’assassin. J’avais 9 ans.
Le speech est terminé, l’amphi déverse sa cargaison de bleus sous un ciel toujours limpide, et je n’ai qu’une idée en tête… Causer au toubib. Il y a foule mais je le retrouve rapidement pour lui dire que, décidément, je n’y arriverai pas. Il me reçoit dans la foulée dans son petit bureau posé dans une bicoque et me prescrit une consultation psychiatrique à l’hôpital militaire de Lille en vue d’une éventuelle réforme, soulignant bien qu’il n’a désormais plus aucun pouvoir de m’aider. Ce sera à la discrétion de son confrère. Comment le remercier ? Je me retrouve dans un fourgon avec trois autres appelés, à la même enseigne que moi sans doute. Nous ne nous connaissons pas. Le trajet dure une heure pendant laquelle personne ne moufte, l’atmosphère est pesante. De toute façon, on ne s’entendrait pas parler tellement l’engin fait du boucan. Ça crisse, ça couine, mais ça occupe. Arrivé à bon port, le véhicule déverse sa première fournée d’appelés, appelés à être réformés, dans l’hôpital, un bâtiment de briques et de pierres du XVIIe siècle. Me voici dans une petite pièce glauque au 2e étage, le médecin me fait face derrière son petit bureau, comme une table d’écolier. Ça me rappelle l’école à Saïgon. Il m’interroge longuement sur les raisons de ma présence. Je lui donne les mêmes réponses qu’à son collègue : je suis déraciné, je suis perdu, et ma volonté de refuser de porter l’uniforme ne relève pas d’une position idéologique gauchisante mais plutôt de convictions intimes nourries par mes difficiles expériences de la guerre, la vraie. En 1981, la France est divisée en deux, la gauche est aux portes du pouvoir avec le parti communiste dans son sillage tandis que la droite n’en finit pas de se déchirer et de creuser sa tombe.
Alors, je ne dois surtout pas apparaître comme un rebelle au risque de me voir condamné en appel. C’est la fin de l’entretien. Mon cœur bat la chamade, et, tandis qu’il se met à remplir le formulaire ad hoc, je suis pris d’une panique intérieure imaginant, au vu de sa froideur et de son scepticisme, qu’il va signifier un avis négatif. « Voilà, je vous mets en instance de réforme, vous retournez à l’infirmerie de la base pour quelques jours et vous serez réformé ». Les tensions physiques et psychiques se relâchent soudain comme si on m’avait d’un seul coup libéré du poids du monde. Je nage en plein bonheur, mais je veux rester lucide. C’est trop beau pour être vrai et ce le sera quand je serai sorti de là et, je ne veux pas afficher ma joie.
Le retour se passe comme l’aller, silencieusement. Nous nous retrouvons à l’infirmerie avec les trois gars. Nous avons maintenant une histoire commune et allons pouvoir échanger, faire connaissance, nous parler, poser des mots, déballer nos sentiments, trouver des points communs, des affinités ? Nous sommes tous en instance de réforme. Il y a le garde forestier stéphanois, le fils de gendarme qui souhaitait ardemment suivre la voie paternelle, mais empêché pour raison de santé, et puis, le baba cool qui n’hésite pas à rouler des joints dans la chambre pour ensuite les fumer à la fenêtre. En attendant d’être libérés, nous avons pour mission de faire le ménage du bâtiment et c’est le cœur léger et la fleur au fusil que nous passons la serpillière dans le long couloir. J’ai gardé précieusement les pièces jaunes de vingt centimes pour appeler Domi, de la petite cabine téléphonique. J’arrive miraculeusement à la joindre, je ne sais plus comment j’ai pu obtenir un numéro… Notre échange est rapide. Je lui annonce la nouvelle. Le ton de ma voix doit traduire une intense émotion. Dans celui de la sienne, une forme d’incrédulité. Doit-elle se pincer pour revenir y croire ?
Vendredi 13 février. Le circuit « départ » nous fait passer par le bureau du Colonel. Il nous blâme : « Vous êtes des bons à rien, quelle honte, si vous étiez mon fils, je vous mettrais mon pied au cul… ». Je suis mal à l’aise pour le fils du gendarme qui se voit mettre dans le même sac que nous. Bye bye la base 103, au crépuscule, et vite monter dans le premier train pour Paris. Je voyage avec le garde forestier stéphanois, naturellement, puisque nous allons dans la même direction. Nous réussissons de justesse à choper le train de nuit en gare de Lyon, terminus Lyon-Perrache au petit matin. Le soleil brille partout, dans mon cœur, dans le ciel. Je la retrouve chez elle.